ÉDITO SPÉCIAL – TOKYO.EXE

Une ville qui ne vous cadre pas. Une ville qui vous floute.
Par Sergio Primavera

Je ne suis pas allé à Tokyo.
Je n’ai pas seulement posé les pieds sur son sol.
J’ai été happé. Absorbé. Avalé.

Quatre jours. Quatorze heures par jour.
Quatorze heures à arpenter ses entrailles.
À capturer ses éclats invisibles, à me perdre dans ses plis.
À écouter ce que la ville chuchote quand on sait entendre.
Mais comment saisir une ville qui ne se laisse pas enfermer dans un cadre ?
Tokyo n’est pas une ville. Tokyo est une sensation, une marée mouvante de visages, de sons, de lumières, un souffle qui traverse la peau et ne vous lâche plus.

Dans Shinjuku, la nuit n’est pas l’absence de lumière.
Elle est saturée. De néons, de reflets, de panneaux qui clignotent comme des appels sans réponse.
Les rues sont humides, pas à cause de la pluie, mais à cause de tout ce qu’on ne dit pas.
Ici, la solitude a une esthétique.
On la porte comme un costume. Un parapluie transparent. Un écran de fumée.

Je marchais. Parfois des kilomètres sans parler à personne.
Juste les bruits, les flux, les vibrations.
Je devenais moi-même pixel, ombre, passager.
Pas photographe.
Pas touriste.
Pas même témoin.
Juste un signal faible dans le réseau.

Tokyo, c’est la ville où l’on existe sans interagir.
Où l’on peut disparaître dans une foule sans que personne ne vous cherche.
Et pourtant, jamais je ne m’y suis senti seul.
Parce que chaque détail vous parle, vous prend à part, vous murmure une vérité.
Les distributeurs lumineux à chaque coin de rue.
Les ascenseurs en silence.
Les câbles suspendus comme des veines à ciel ouvert.
Un homme qui fume sous un pont, regard vide.
Un train qui passe sans bruit à 3h du matin.

Tout ça est un langage.
Tout ça est une mémoire active.

Photographier Tokyo ? C’est un leurre.
Ce n’est pas une ville qu’on cadre.
C’est une ville qui vous floute.

J’ai essayé, pourtant.
J’ai shooté en vitesse lente.
J’ai laissé les fantômes s’imprimer sur mes capteurs.
Je n’ai pas cherché la netteté : j’ai cherché la vérité.
Elle se trouve parfois dans les aberrations chromatiques, dans les superpositions, dans les accidents.

Ce n’était pas un reportage.
C’était une dérive.

Et si je devais retenir une image ?
Un instant simple.
Un trottoir désert à Shin-Okubo. Une fille en uniforme qui mange seule un onigiri.
Le halo froid d’un 7-Eleven.
Rien d’extraordinaire.
Mais tout était là.
Le Japon moderne, post-humain, tranquille et triste, beau et discret.
Le Japon où l’on vit dans l’interstice entre passé et futur.

Je suis sorti de Tokyo comme on ressort d’un rêve trop long : avec le vertige.
Tout paraissait plus plat ailleurs.
Moins dense.
Moins habité.

Je ne suis pas sorti indemne.

Et maintenant, la nuit, parfois, je rouvre mes fichiers RAW.
Je scrute les pixels.
Je cherche un détail que j’aurais raté. Une lumière. Un silence.

Mais je le sais déjà :

Ce que j’ai trouvé à Tokyo, je ne l’ai pas rapporté. Je l’ai laissé là-bas.
Et c’est peut-être ça, le plus beau des trésors.