Chrawnique littéraire : Le Diable contre le langage

La pesanteur de l’esprit de sérieux, qui a contaminé le roman français contemporain (il convient de dissocier le roman français du roman francophone car la littérature québécoise, par exemple, montre une vitalité et une audace particulièrement rafraîchissantes) a transformé cet art, et, par ricochet, métamorphosé son lecteur. Les piliers qui tenaient le roman se sont, peu à peu, totalement effondrés. Ils étaient au nombre de trois, et il est devenu difficile, voire impossible, de les retrouver dans la production contemporaine.
Lesquels étaient-ils ? En premier lieu, l’imagination. L’auteur a cessé d’observer le monde dans sa globalité pour se concentrer sur sa propre petite expérience. Ainsi, il ne raconte plus d’histoire, mettant en scène des personnages marquants. Il se contente de lister ses états d’âme et d’apporter son témoignage qu’il croit universel.
L’ironie, ce procédé littéraire devenu louche, et même dangereux, car devenue mal comprise. L’esprit de sérieux et le premier degré l’ont enterrée. L’ironie n’est rien d’autre que le décalage – et l’exploration de ce décalage – entre deux discours. Cette exploration n’a plus lieu d’être à l’heure où le discours, parce qu’il doit servir un point de vue, parce qu’il s’est paré d’une dimension purement scientifique, parce qu’il doit rendre compte du « réel », s’est appauvri et adapté à l’air du temps, refusant ainsi tout recul critique.
Le style, enfin, ce que Thomas Bernhard appelle volontiers la musique, a disparu à mesure que l’on glorifiait le « non-style », c’est-à-dire des phrases creuses sans ampleur, réduites au sujet et à son verbe. Comment donc installer une musique dans une phrase, si celle-ci s’est réduite à quatre mots ? Ce serait comme jouer sur un piano dont une touche sur deux frapperait dans le vide.
Il y a donc tout lieu de se réjouir de la parution récente du Miracle de Théophile, premier roman d’un auteur prometteur qui gagnerait à être soutenu, Jérémie Delsart. Car sur les quatre cents pages qui composent le roman, nous retrouvons ces trois ingrédients qui font les grands romans.
Mise en scène du Diable
Théophile est un brillant amateur de littérature et de philosophie qui effectue, dans un lycée lyonnais, sa première année de stage en tant que professeur. La désillusion est notable dès sa première journée de cours. Non seulement ses élèves n’ont aucune envie d’entendre quoique ce soit à la poésie, mais il semblerait que les collègues de Théophile, eux non plus, n’aient plus grande envie d’enseigner, tout à leur volonté de se montrer « bienveillants » envers les « apprenants ». Comment leur en vouloir ? Les sciences de la pédagogie leur ont imposé ces nouvelles méthodes basées sur l’idée que l’enseignement ne doit plus être vertical, que le professeur n’en sait pas davantage que ses élèves ; au contraire, il semblerait même que ce soit lui qui ait à apprendre de son élève. Son rôle n’est plus de transmettre un savoir, il doit simplement guider l’apprenant dans son propre brouillard en espérant que celui-ci, de lui-même, trouve la lumière.
Le dilemme moral devient majeur pour Théophile : enseigner tel qu’il le souhaite, selon des méthodes qui ont fait leurs preuves depuis plusieurs décennies, ou bien se soumettre à ces nouvelles règles qu’il trouve absurdes ? Pour l’aider à trancher, Théophile pourra compter sur l’aide d’un allié de poids, au rôle trouble, le Diable en personne, qui s’amuse à déplacer ses pions à tous les étages de l’Éducation Nationale (renommée, pour le roman, l’Éducation pour Tous). Théophile est bien trop honnête et idéaliste pour accepter l’offre du Diable. Mais, comme chacun sait, le Diable est rusé et prêt à tout pour asservir y compris le plus pur de tous les hommes.
Voici l’une des trouvailles de l’auteur, cédant ainsi à la fantaisie de l’imagination : faire intervenir le Diable, assumant une filiation avec d’autres auteurs, éminents et non contemporains, au premier rang desquels figure Baudelaire, souvent cité au travers de sa nouvelle Le joueur généreux, où déjà il était question d’un Diable donnant un coup de pouce à un simple mortel.
La langue à rebours
Mais le plus frappant dans ce roman, ce qui le rend unique, au-delà même de la facétie de l’histoire, de sa réflexion sur l’opposition entre le Progrès et la Beauté (à ce propos, il est amusant de renvoyer à une scène particulièrement marquante du livre, lorsque Théophile et le Diable se rencontrent pour la première fois, où les deux trinquent tantôt au Progrès, « cette idole positive », tantôt à la Beauté, « cette idole affranchie »), au-delà de l’effroyable constat d’un monde – et, en premier lieu, l’éducation – qui court à sa perte, joyeusement, en rang serré et fière de l’être, le plus frappant donc, et le plus réussi, est le travail d’orfèvre que l’auteur effectue sur la langue.
Le langage est volontairement soutenu, désuet jusqu’à l’excès, avec force imparfaits du subjonctif et antéposition du pronom, avec une recherche de vocabulaire inédite depuis des décennies, au risque parfois de perdre le lecteur dans les pages de son dictionnaire. Mais ceci n’est pas vain. L’auteur ne cherche pas à en mettre plein la vue, de façon bêtement vaniteuse. Au contraire, l’emploi de ce langage est un moyen de démontrer le fossé gigantesque que la novlangue contemporaine a créé.
Jérémie Delsart, à vrai dire, va juxtaposer trois langues : celle, de très haute tenue, employée par Théophile et le narrateur, volontiers littéraire et dix-huitièmiste, celle de notre quotidien, faite de formules oralisantes et familières, dite dans la bouche des collègues de Théophile et de ses élèves, et enfin le langage technocratique, désincarné, creux de l’Éducation pour Tous, langage que l’on pourrait croire caricatural s’il n’était pas déjà réellement employé. Depuis longtemps les professeurs ont cessé d’être des professeurs pour devenir des enseignants, les élèves sont devenus des apprenants, mais cette liste d’absurdités lexicales s’allonge avec des formules creuses telles « compétences transversales », « démarche inductive », « docimologie bienveillante », « sujet-lecteur », « progressivité » – quand toutes ces trouvailles ne sont pas déformées et moulinées par l’écriture inclusive. La réussite du roman tient beaucoup à ce décalage entre la préciosité de la langue et sa perversion contemporaine.
L’appauvrissement comme moyen d’asservissement
Ce qui sert également à souligner toute l’ironie de la situation de Théophile : « Les choses ont à ce point dégénéré dans l’Éducation pour Tous que ce qui devait faire ma force devient ma faiblesse. » L’homme n’existe plus dans sa singularité, dans sa connaissance des œuvres et de la littérature, non, il doit se plier aux grilles pédagogiques que l’on a dressées pour lui. C’est la médiocrité qui triomphe, non le savoir, en un renversement curieux dont le mécanisme est merveilleusement décortiqué dans le roman. « La culture fait des hommes libres ; la méthodologie fait des automates ; et les automates se règlent plus aisément que les hommes libres. »
Voici le cœur du livre. L’éducation est un prétexte et l’aventure de Théophile une allégorie. L’idée est de tenter de comprendre comment les choses ont pu à ce point basculer, comment les vertus d’une époque sont devenues les vices d’une autre. Il ne peut y avoir qu’une explication symbolique à tout cela. Le Diable, qui est bien trop rusé, trop malin pour nous apparaître, va passer par la langue pour précipiter le chaos et la destruction du monde. L’appauvrissement du langage, démontré brillamment en creux par l’auteur, est l’œuvre du Diable – pour nous asservir.
« Tous ces gens-là sont unis dans la corruption du langage. C’est par là que commence la corruption, et c’est par là qu’elle s’achève, une fois que celle-ci a tari toute pensée. »
On quitte alors Baudelaire et on pense à Orwell. Le langage est tout. Si on le réduit, le transforme et l’appauvrit, il ne nous reste plus assez de mots pour penser librement. Le lecteur est prévenu. Charge à lui de ne pas faire de Jérémie Delsart une nouvelle Cassandre. Le miracle est encore possible.
Le miracle de Théophile – Jérémie Delsart – Cherche midi – 396 p. 2024
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